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[ Société ]

Une brève histoire du produit intérieur brut (ou PIB)

Les indicateurs statistiques, eux aussi, ont une histoire.  

Aujourd’hui mesure phare de la richesse des nations, le produit intérieur brut, lui qui agrège la valeur monétaire de tous les biens et services produits annuellement dans un pays donné, est devenu la boussole économique par excellence du monde moderne. Dans quelles conditions historiques cet indicateur a-t-il été inventé ? 

Si les premières estimations de grandeurs statistiques se rapprochant du PIB sont dues au médecin anglais William Petty à la fin du XVIIe siècle, il fallut attendre les années 1930 pour voir émerger une authentique comptabilité nationale, par analogie à la comptabilité des entreprises (Vanoli 2002). Un premier tournant pérennisant ce mouvement eut lieu aux Etats-Unis, consécutivement aux chocs représentés par la crise de 1929 et la Grande Dépression qui s’ensuivit, où furent alors développés des indicateurs véritablement rigoureux, cherchant à établir des séries statistiques sur le long terme et à déterminer des agrégats économiques.  

Véritable pionner dans ce domaine, l’économiste Simon Kuznets fut mandaté en 1932 par le Sénat américain afin d’estimer le revenu créé sur le sol américain entre la fin des années 1920 et le début des années 1930. Son rapport parut deux ans plus tard sous le titre Le revenu national 1929-1932, dans lequel des estimations soigneusement documentées reposaient sur la richesse créée d’une part selon le secteur d’activité et, d’autre part, selon le type de revenu distribué. Ce cadre méthodologique sera repris et perfectionné dans un cercle de pays sans cesse élargi tout au long des années 1930, puis encore affermi par la publication en 1936 de la remarquable Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie par le britannique John Maynard Keynes. Celle-ci expose « une construction théorique macroéconomique qui va fonder la nécessité d’une mesure rigoureuse des concepts de revenu, consommation, investissement et épargne entre lesquels Keynes formule les équations qui vont devenir classiques et former l’ossature de la [comptabilité nationale]. » (ibid, p. 38).  

Auparavant déterminée selon une approche essentiellement empiriste, la comptabilité nationale fut peu à peu perfectionnée, ce qui permit la mise en œuvre d’une façon nouvelle de penser le monde économique et les moyens à la disposition de l’Etat pour agir sur celui-ci. Cette institutionnalisation progressive consacre un langage commun insistant sur la nécessité d’organiser rationnellement la production, afin qu’elle soit optimisée – une nécessité d’autant plus stratégique que le produit intérieur brut permet des comparaisons entre puissances rivales.  

Dans ce contexte, la Seconde Guerre Mondiale marqua un deuxième tournant en ce qui concerne la détermination du revenu national – particulièrement en Angleterre où James Meade et Richard Stone, tous deux fonctionnaires du Cabinet de guerre anglais, publièrent en 1941 les premiers comptes nationaux dans leur ouvrage An Analysis of the Sources of War Finance and Estimate of the National Income and Expenditure in 1938 and 1940. Davantage un prolongement des théories antérieures qu’une véritable révolution scientifique, leur travail illustrait parfaitement les préoccupations de l’époque : il s’agissait de développer un outil statistique rigoureux, permettant de distinguer, d’un côté, les ressources à la disposition de la nation pour mener une guerre et, de l’autre, les ressources qui devaient être réservées à un usage civique. Par là même, comme l’a relevé l’économiste François Fourquet,  

« Est productif ce qui crée la richesse et la puissance d’une nation en guerre. L’économie d’une nation, c’est cette ressource, cette immense réserve de forces qui est derrière le fer de lance militaire, qui soutient la pointe avancée de la puissance, mais forme le corps réel et profond de cette puissance. L’économie, c’est l’intendance de l’Etat en guerre. » (1980, cité par Jany-Catrice et Méda 2016, p. 16).  

Dès la fin de la guerre, les économistes s’employèrent à uniformiser les différentes approches liées au revenu national, de manière à obtenir des résultats toujours plus comparables à l’échelle internationale. Sur la base de ses performances économiques, chaque pays se vit alors méticuleusement évalué, noté, classé, avant d’être jeté dans l’arène de la concurrence internationale. 

En définitive, les conditions historiques et sociales de l’élaboration de la comptabilité nationale expliquent en partie pourquoi cet outil privilégie aujourd’hui encore une représentation focalisée sur la puissance productive de la nation plutôt qu’une autre : il était question d’inscrire cette dernière dans un cadre de compétition internationale, assimilant progrès et production. Presque un siècle plus tard, à l’aune des défis environnementaux auxquels nous devons désormais faire face, nul doute qu’un tel indicateur est bien peu approprié à fournir des indications capables de nous sortir de l’ornière climatique. A quand une véritable comptabilité écologique ?  


Jany-Catrice Florence et Méda Dominique (2016), Faut-il attendre la croissance ?, La documentation française.  

Vanoli André (2002), Une histoire de la comptabilité nationale, La Découverte.